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07/04/2025

JONAS HASSEN KHEMIRI
Chère Beatrice Ask
Lettre à une ministre de la justice suédoise à propos de la chasse aux sans-papiers

Jonas Hassen Khemiri, Dagens Nyheter, 13/3/2013

Jonas Hassen Khemiri, né en 1978 à Stockholm d’un père tunisien originaire de Jendouba (mort en janvier 2025) et d’une mère suédoise, s’est affirmé comme un grand auteur suédois dès la parution de son premier roman en 2003 (Ett öga rött, inédit en français). Trois de ses livres et cinq de ses pièces de théâtre ont été traduits en français (voir ici et ici). Le texte ci-dessous a été publié en 2013, lorsque la chasse aux sans-papiers battait son plein en Suède. Il n’a rien perdu de son actualité, comme le montre le deuxième texte traduit ci-après. Une remarque : j'ai choisi le vouvoiement, d'usage en français. Dans l'original, l'auteur tutoie la ministre, comme il est d'usage en suédois moderne, le vouvoiement ayant disparu depuis une cinquantaine d'années.-Fausto GiudiceTlaxcala

Cette lettre de Jonas Hassen Khemiri à Beatrice Ask a été l’article du quotidien Dagens Nyheter le plus partagé de tous les temps jusqu’à l’automne 2014 (180 000 partages sur Facebook). En raison de problèmes techniques, les statistiques de partage ont disparu de l’article.

Le 12 mars 2013, la ministre de la Justice suédoise Beatrice Ask [1]  a répondu aux questions du Parlement sur le projet Reva [lire ci-dessous], très critiqué, qui vise à procéder à davantage d’expulsions de sans-papiers de Suède. Aujourd’hui, l’auteur Jonas Hassen Khemiri écrit sur la signification du racisme pour quelqu’un qui en a fait l’expérience toute sa vie : « Je vous écris pour vous faire part d’un souhait simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le ».

Ekta, The New York Times

Beaucoup de choses nous séparent. Vous êtes née au milieu des années 50, moi à la fin des années 70. Vous êtes une femme, je suis un homme. Vous êtes une politicienne, je suis un écrivain. Mais il y a aussi des choses qui nous rapprochent. Nous avons tous deux étudié l’économie internationale (sans obtenir de diplôme). Nous avons à peu près la même coiffure (même si nous avons des couleurs de cheveux différentes). Et nous sommes tous deux des citoyens à part entière de ce pays, nés à l’intérieur de ses frontières, unis par la langue, le drapeau, l’histoire, l’infrastructure. Nous sommes tous deux égaux devant la loi.

C’est pourquoi j’ai été surpris lorsque P 1 Morgon [2]  vous a demandé jeudi dernier 7 mars si, en tant que ministre de la justice, vous vous préoccupiez des personnes (citoyens, contribuables, électeurs) qui affirment avoir été arrêtées par la police et s’être vu demander de montrer leur passeport uniquement en raison de leur apparence (brune, non blonde, aux cheveux noirs). Et vous avez répondu : « La raison pour laquelle quelqu’un m’a demandé mon passeport peut être très personnelle. Il y a des personnes précédemment condamnées qui ont l’impression d’être toujours mises en cause, même si ça ne se voit pas que vous avez commis un délit (...) Afin d’évaluer si la police travaille conformément aux lois et aux règlements, vous devez avoir la perspective holistique ».

Le choix des mots est intéressant : « précédemment condamnées ». Car c’est exactement ce que nous sommes. Nous sommes tous coupables jusqu’à preuve du contraire. Quand une expérience personnelle devient-elle une structure raciste ? Quand devient-elle discrimination, oppression, violence ? Et comment une perspective « holistique » peut-elle exclure une grande partie des expériences personnelles des citoyens ? Quelles sont les expériences qui comptent ?

Je vous écris pour vous demander quelque chose de simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le, tout simplement. Après tout, vous n’avez jamais été étrangère aux idées un peu bizarres (je me souviens encore de votre suggestion controversée d’envoyer une enveloppe violette [3]  à tous les acheteurs de sexe).


Pendant 24 heures, nous nous empruntons mutuellement nos corps. D’abord, j’entre dans votre corps pour me faire une idée de ce que c’est que de vivre en tant que femme dans un monde politique patriarcal. Ensuite, vous empruntez ma peau pour comprendre que lorsque vous sortez dans la rue, dans le métro, dans le centre commercial et que vous voyez les policiers plantés là, avec la Loi de leur côté, avec le droit de vous approcher et de vous demander de prouver votre innocence, cela vous rappelle des souvenirs. D’autres agressions, d’autres uniformes, d’autres regards. Et non, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale ou l’Afrique du Sud des années 1980. Il s’agit simplement de notre histoire locale suédoise, une série d’expériences aléatoires dont notre corps collectif se souvient soudain.

Avoir six ans et atterrir à Arlanda , dans notre patrie commune. Nous marchons vers la douane, avec un papa qui a les paumes moites, qui se racle la gorge, qui lisse ses cheveux et frotte ses chaussures contre les plis de ses genoux. Il vérifie à deux reprises que le passeport suédois est dans la bonne poche intérieure. Toutes les personnes de couleur rose sont laissées passer. Mais notre père est arrêté. Et nous pensons : c’est peut-être une coïncidence. Avoir dix ans et voir la même scène se répéter. Peut-être que c’était son accent. Avoir douze ans et voir la même scène. Peut-être que c’était son sac creux avec la fermeture éclair cassée. Avoir quatorze, seize, dix-huit ans.

Avoir sept ans, commencer l’école et être introduit dans la société par un papa qui était déjà terrifié à l’idée que son exclusion soit transmise à ses enfants. Il disait :

« Quand on a la tête que nous avons, il faut toujours être mille fois meilleur que les autres pour ne pas être rejeté. »

« Pourquoi ? »

« Parce que tout le monde est raciste. »

« Tu es raciste ? »

« Tout le monde sauf moi. »

Parce que c’est exactement comme ça que fonctionne le racisme. Il ne fait jamais partie de notre culpabilité, de notre histoire, de notre ADN. Il est toujours ailleurs, jamais ici, en moi, en nous.

Avoir huit ans et regarder des films d’action où des hommes basanés violent, éructent des jurons, battent leurs femmes, kidnappent leurs enfants, manipulent, mentent, braquent et abusent. Avoir seize, dix-neuf, vingt, trente-deux ans et voir les mêmes figurines de carton encore et encore.

Avoir neuf ans et décider de devenir le bûcheur de la classe, le meilleur lèche-cul du monde. Tout se passe comme prévu et ce n’est que lorsque nous avons un professeur remplaçant que quelqu’un suppose automatiquement que nous sommes le trublion de la classe.

Avoir dix ans et être poursuivi par des skinheads pour la première fois, mais pas la dernière. Ils repèrent notre corps commun sur le banc des alcoolos en bas de l’église d’Högalid, ils rugissent, nous courons, nous nous cachons dans l’embrasure d’une porte, le goût du sang dans la bouche, notre cœur commun battant la chamade tout le long du chemin du retour.

Avoir onze ans et lire des bandes dessinées où les Orientaux sont mystérieusement exotiques, aux magnifiques yeux bruns, sensuels (mais en même temps perfides).

Avoir douze ans et entrer dans la Mega Skivakademin  pour écouter des CD et, à chaque fois, les vigiles se mettent à tourner autour de nous comme des requins, à parler dans des talkies-walkies, à nous harceler à quelques mètres de distance. Et nous essayons de la jouer normale, nous nous efforçons d’utiliser au max un langage corporel non criminel. Marchez normalement, Beatrice.


Respirez comme d’habitude. Approchez-vous du présentoir de CD et attrapez le disque de Tupac d’une manière qui montre que vous n’avez pas l’intention de le voler. Mais les vigiles veillent et quelque part, au fond d’ici, au fond de notre corps collectif, il doit y avoir un plaisir honteux à goûter cette texture qui a piégé nos pères, à obtenir une explication sur la raison pour laquelle nos pères n’ont jamais réussi ici, pourquoi leurs rêves sont morts dans une mer de lettres de candidature rejetées.

Avoir treize ans et commence à traîner au centre de loisirs et à entendre les histoires. Le grand frère du pote, qui s’est frité avec la police de Norrmalm et a été jeté dans un panier à salade avant d’être balancé le nez en sang à Nacka. Le cousin du pote, qui a été traîné et battu par les vigiles dans la petite pièce de la station de métro de Slussen (avec des annuaires téléphoniques sur les cuisses pour éviter les bleus).

N, le copain de papa, qui a été trouvé par une patrouille de police et enfermé dans une cellule de dégrisement parce qu’il bafouillait, et ce n’est que le lendemain que la police s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas, et aux urgences on a découvert l’hémorragie cérébrale, et à l’enterrement sa petite amie a dit : « Si seulement ils m’avaient appelée, j’aurais pu leur dire qu’il ne buvait pas d’alcool ».

Avoir treize ans et demi et vivre dans une ville assiégée par un homme armé d’un fusil et d’un viseur laser, une personne qui abat onze hommes aux cheveux noirs en sept mois sans que la police n’intervienne. Et notre cerveau collectif commence à penser que ce sont toujours les musulmans qui en pâtissent le plus, toujours ceux qui portent des noms arabes qui ont le moins de pouvoir (et oublie complètement les moments où d’autres structures régnaient - comme lorsque le gamin de l’école que tout le monde appelait « le Juif » était enchaîné à une grille avec un cadenas dans l’ourlet du jean, et que tout le monde riait lorsqu’il essayait de se libérer, il riait aussi, il essayait de rire, est-ce que nous, on riait ?).



Avoir quatorze ans, sortir du McDo de Hornsgatan [artère principale du quartier de Södermalm où l'auteur a grandi, NdT] et se faire demander ses papiers par deux policiers. Avoir quinze ans et être assis devant un magasin Expert lorsqu’une patrouille de police s’arrête, deux policiers sortent, demandent les papiers, demandent ce qui se passe ce soir. Puis ils remontent dans la voiture.

Et pendant tout ce temps, une lutte intérieure. Une voix dit : ils n’ont pas le droit de nous condamner d’avance. Ils n’ont pas le droit de boucler la ville avec leurs uniformes. Ils n’ont pas le droit de nous mettre en danger dans nos propres quartiers.

Mais l’autre voix dit : « Et si c’était notre faute ? Nous avons probablement parlé trop fort. Nous portions des sweats à capuche et des baskets. Nous portions des jeans trop grands avec un nombre suspect de poches. Nous avons commis l’erreur d’avoir une couleur de cheveux propice à la criminalité. Nous aurions pu choisir moins de mélanine dans notre peau. Nous avions des noms de famille qui rappelaient à ce petit pays qu’il fait partie d’un monde plus vaste. Nous étions jeunes. Bien sûr, tout changerait en vieillissant.


Et notre corps collectif a grandi, Beatrice Ask. Nous avons cessé de traîner au centre de loisirs, nous avons remplacé le sweat à capuche par un manteau noir, la casquette par un foulard. Nous avons arrêté de jouer au basket-ball et commencé à étudier l’économie à l’École d’économie de Stockholm. Un jour, alors que nous étions devant la gare centrale de Stockholm, en train d’écrire une note dans un cahier d’étudiant (car même si nous étudiions l’économie, nous rêvions secrètement de devenir écrivains), quelqu’un est arrivé à notre droite, un homme large avec une oreillette : « Comment ça se passe ? » Il nous a demandé une pièce d’identité, puis nous a serré les bras dans une prise policière et nous a transportés jusqu’au panier à salade où nous devions apparemment attendre qu’il obtienne le feu vert disant que nous étions bien ceux que nous prétendions être.

Apparemment, nous correspondions à un signalement. Apparemment, nous ressemblions à quelqu’un d’autre. Pendant vingt minutes, nous sommes restés assis dans la voiture de police. Seuls. Mais pas vraiment seuls. Car des centaines de personnes passaient par là. Et ils nous regardaient d’un air qui murmurait : « Voilà. Un de plus. Encore un qui se comporte en pleine conformité avec nos préjugés ».

Et j’aurais aimé que vous soyez avec moi dans le panier à salade, Beatrice Ask. Mais vous ne l’étiez pas. J’étais assise là, seul. J’ai croisé le regard de tous les passants et j’ai essayé de leur faire comprendre que je n’étais pas coupable, que je m’étais simplement tenu à un endroit et que j’avais eu un certaine apparence. Mais il est difficile de plaider son innocence à l’arrière d’un car de police.

Et il est impossible de faire partie de la communauté lorsque le pouvoir présume constamment que l’on est un Autre.

Au bout de vingt minutes, on nous a laissé sortir du car de police, sans excuses ni explications. Au lieu de ça, on nous a dit : « Tu peux y aller maintenant ». Notre corps chargé d’adrénaline a quitté les lieux et notre cerveau s’est dit : « Je devrais écrire là-dessus ». Mais nos doigts savaient que cela n’arriverait pas. Parce que nos expériences, Beatrice Ask, ne sont rien comparées à ce qui arrive aux autres, notre corps a grandi intra muros, notre maman est suédoise, notre réalité est celle d’un cocon confortable comparée à ce qui arrive aux personnes vraiment sans pouvoir, sans ressources et sans papiers. Nous ne sommes pas menacés d’expulsion. Nous ne risquons pas d’être emprisonnés si nous revenons.

Sachant que d’autres vivent une situation bien pire, nous avons préféré le silence aux mots. Les années ont passé et, bien plus tard, Reva, le “programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”, a été lancé. Des policiers ont commencé à fouiller les centres commerciaux et à se tenir devant les cliniques qui aidaient les sans-papiers, des familles avec des enfants nés en Suède ont été expulsées vers des pays que les enfants n’avaient jamais visités, des citoyens suédois ont été contraints de prouver leur appartenance avec leur passeport et une certaine ministre de la justice a expliqué qu’il ne s’agissait pas de profilage racial, mais d’“ expériences personnelles”. La routine du pouvoir. La pratique de la violence. Tout le monde ne faisait que son boulot. Les vigiles, les policiers, les douaniers, les politiciens, les gens.

Et là, vous m’interrompez et vous dites : « Mais c’est si difficile à comprendre ? Tout le monde doit obéir à la loi ». Et nous répondons : « Et si la loi est illégale ? »

Et vous dites : c’est une question de priorités et nous ne disposons pas de ressources infinies. Et nous répondons : « Comment se fait-il qu’il y ait toujours de l’argent quand il s’agit de persécuter les gueux, mais jamais d’argent quand il s’agit de les défendre ? »

Et vous dites : Mais comment combiner un large filet de sécurité sociale tout en accueillant tout le monde ? Et nous nous frottons les pieds sur le sol en nous raclant la gorge, parce qu’à vrai dire, nous n’avons pas de réponse parfaite à cette question. Mais nous savons qu’une personne ne peut jamais être illégale et qu’il faut faire quelque chose quand les uniformes répandent l’insécurité et que la loi se retourne contre sa propre population et vous voilà, Beatrice Ask, vous essayez de quitter notre corps, vous pensez, tout comme les lecteurs, que ça dure depuis trop longtemps, que ça n’est que de la répétition, que ça n’aboutit à rien, et vous avez raison, il n’y aura jamais de fin, il n’y a pas de solution, pas d’issue de secours, tout se répète, parce que les structures ne disparaîtront pas simplement parce que nous voterons la disparition de Reva, Reva est une extension logique de l’oppression constante de faible intensité, Reva vit dans notre incapacité à reformuler notre image nationale rigide et ce soir, dans la file d’attente d’un pub près de chez vous, les personnes non blanches s’écartent systématiquement pour ne pas être arrêtées par le portier et demain, dans la file d’attente pour un logement, ceux qui portent un nom étranger utilisent le nom de famille de leur partenaire pour ne pas être éliminés et tout à l’heure, dans une demande d’emploi, une Suédoise tout à fait ordinaire a écrit «NÉE ET ÉLEVÉE EN SUÈDE » en lettres capitales, juste parce qu’elle sait ce qui va se passer sinon. Tout le monde sait ce qui se va se passer sinon. Mais personne ne fait rien. Au lieu de cela, nous nous concentrons sur la localisation des personnes qui ont fui ici à la recherche de la sécurité que nous sommes si fiers d’offrir à (certains de) nos citoyens. Et j’écris « nous », parce que nous faisons partie de ce tout, de ce corps social, de ce « nous ».

Vous pouvez y aller maintenant.

En décembre 2008, la fermeture d’un centre islamique abritant une mosquée dans le ghetto de Rosengård à Malmö et l'intervention de la police pour déloger les jeunes occupant le local déclenchent les premières émeutes urbaines du siècle en Suède, rappelant celles de 2005 en France. Un policier ayant qualifié les jeunes émeutiers de “putains de singes” (apejävlar), des manifestants brandirent quelque temps plus tard cette banderole disant : “Merci pour la dernière fois [formule rituelle pour remercier quelqu’un d’une invitation], putains de porcs” [tout suédophone voyant la parole “grisajävlar” pense immédiatement à la rime enfantine née vers 1900, « Polis, polis, potatisgris” [Police, police, cochons a patates”] [NdT]

Nous n’avons pas besoin d’un Reva 2.0 

Valdemar Möller, Syre, 8/8/2023

Cela fait dix ans que le projet Reva n’a plus fait l’objet d’une attention particulière de la part des médias. Pourtant, ce projet - qui signifie Rättssäkert och effektivt verkställighetsarbete [“programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”] et qui est le fruit d’une collaboration entre la police, l’Agence suédoise des migrations et le Service des prisons - a débuté dès 2009 et s’est poursuivi jusqu’en 2014. L’objectif de l’ensemble du projet était d’expulser davantage de personnes qui n’avaient pas l’autorisation de rester en Suède. Dans le même temps, la police a commencé à effectuer de plus en plus de contrôles d’identité en ville, et de nombreuses personnes ont estimé qu’elle utilisait le profilage racial pour sélectionner les personnes à contrôler.

À l’époque, en 2013, le climat social était différent. Bien que les Démocrates de Suède [SD] eussent fait leur entrée au Riksdag [parlement], l’opinion publique était fortement favorable à l’augmentation de l’accueil des réfugiés. L’année précédente, le Parti du centre avait produit un nouveau programme d’idées proposant que la Suède finisse par avoir une immigration libre, et l’année suivante, Fredrik Reinfeldt devait prononcer un discours très médiatisé dans lequel il appelait les Suédois à « ouvrir leurs cœurs ». La critique de REVA, si je me souviens bien, ne portait pas seulement sur le profilage racial par la police (ce qui était déjà assez grave), mais aussi sur la chasse aux sans-papiers. 

Aujourd’hui, comme nous le savons, nous avons un gouvernement qui s’appuie sur le soutien des SD et dont l’objectif global semble être de permettre au moins de personnes possible d’entrer en Suède. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement propose aujourd’hui d’augmenter à nouveau le nombre de « contrôles aux frontières intérieures » et qu’il ait également donné à la police des pouvoirs accrus pour procéder à des fouilles corporelles. Il n’est pas non plus surprenant qu’Alice Teodorescu Måwe soit en faveur d’un « Reva 2.0 ».

Dans le même éditorial, elle affirme que le profilage racial n’a rien à voir avec le projet Reva lui-même. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il est vrai que Reva consistait essentiellement à ce que les différentes autorités revoient leur travail en matière d’administration, de documentation, etc. afin de devenir « plus efficaces ». La possibilité d’effectuer des contrôles à l’intérieur des frontières existait également depuis l’adhésion de la Suède à l’espace Schengen, mais n’avait pas été utilisée dans une large mesure. Toutefois, grâce au programme Reva, la police des frontières a réussi à libérer des ressources et à gagner du temps pour effectuer des contrôles d’identité. Ces contrôles ont également permis d’arrêter et d’expulser un plus grand nombre de sans-papiers.

Jusqu’à présent, le gouvernement ne souhaite intensifier que les contrôles aux « frontières intérieures », mais ce n’est probablement qu’une question de temps avant que la police ne soit à nouveau chargée d’effectuer davantage de contrôles d’identité en ville (dans le cadre de l’accord de Tidö , il y a également un nouveau recensement, qui pourrait également être un instrument permettant d’appréhender davantage de sans-papiers). Cette fois, le prétexte est la menace accrue pour la sécurité de la Suède. Il est vrai que les autodafés de corans ont fait voir rouge la Suède dans de nombreux pays musulmans, ce qui pourrait augmenter le risque de nouvelles attaques terroristes. Mais il ne faut pas oublier que très peu de personnes sont à la fois désireuses et capables de commettre ce type d’attentat. Cependant, il existe un risque important que de nombreuses personnes qui cherchent simplement à se mettre en sécurité en Suède en pâtissent. En partie sous la forme de fouilles corporelles humiliantes, mais aussi parce qu’un plus grand nombre de personnes pourraient être arrêtées et expulsées pour des motifs arbitraires.

Alice Teodorescu Måwe a toutefois raison lorsqu’elle affirme que les modifications apportées à la loi sur l’ordre public sont également un moyen de restreindre la liberté d’expression. Si les amendements sont faits avec l’ambition déclarée de rejeter des manifestations qui étaient auparavant considérées comme autorisées et sous la pression d’autres pays, cela ne peut être considéré que comme une restriction de la liberté d’expression.

Il est bon que Mme Teodorescu Måwe défende la liberté d’expression, on ne peut que souhaiter qu’elle se préoccupe autant de la protection des droits des migrants.

NdT
1. Beatrice Ask (Sveg, 1956), est membre du Parti du rassemblement modéré (Moderata samlingspartiet), parti traditionnel de la droite suédoise, membre du Parti populaire européen, communément appelé Les Modérés (Moderaterna). Elle a été ministre des Écoles dans le gouvernement de Carl Bildt de 1991 à 1994, puis ministre de la Justice dans le gouvernement Reinfeldt entre 2006 et 2014.
 2. Émission matinale du premier des 4 canaux de la radio suédoise
3. Original suédois : gredelin (rouge lavande), du français gridelin (gris-de-lin)
 4.  Arlanda : Principal aéroport de Stockholm
5. Mega Skivakademin, puis Megastore : Principal magasin de musique du centre-ville de Stockholm, aujourd’hui disparu
6. Accord de Tidö : accord de constitution d’un bloc gouvernemental entre les modérés, les libéraux, les chrétiens-démocrates et les démocrates de Suède, conclu en octobre 2022.

06/04/2025

Pour revoir un seul et même ciel étoilé
Contre tous les tribalismes, Omri Boehm, un philosophe universaliste

Les seules étoiles qui brillent dans le ciel de Gaza sont fabriquées et servent à illuminer le génocide en cours. Omri Boehm, philosophe israélien et allemand enseignant à New York dans l’institution où travailla Hannah Arendt, œuvre à (r)apporter les Lumières dans cette terre sainte devenue terre maudite depuis trop longtemps.

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » : cette phrase d’Immanuel Kant est gravée sur son mémorial à Kaliningrad, l’ancienne Königsberg où le philosophe des Lumières vécut et mourut.

Omri Boehm nous dit qu’il existe une troisième voie entre le “populisme” [manière se voulant élégante de dire “fascisme”] et la “wokitude”. Contre tous les tribalismes, il prône le retour à un universalisme englobant toute l’espèce humaine.

Aux yeux de l’ambassade israélienne à Berlin, “sous couvert de science, Boehm tente de diluer la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles, le privant ainsi de sa signification historique et morale”. Notre philosophe a donc été désinvité de la cérémonie de célébration du 80e anniversaire de la libération des camps de Buchenwald et Mittelbau-Dora où il devait faire un discours, ce dimanche 6 avril 2025 à Weimar. “ Grau, teurer Freund, ist alle Theorie, und grün des Lebens goldner Baum ”, dit Mephisto à Faust, dans l’œuvre du plus célèbre weimarien, Goethe : “Grise, mon ami, est toute théorie, Mais vert est l'arbre d'or de la vie”. Nous vous invitons à découvrir Omri Boehm. Puisse-t-il mettre un peu de gris dans votre verdeur, sans que ça tourne au vert de gris.

SOMMAIRE

  • Unis dans la dissension
    Festival de Vienne : protestations contre le “Discours à l’Europe ” d’Omri Boehm
    Gabi Hift, nachtkritik.de, 8/5/2024
  • L’Europe et ses victimes : au-delà du mythe de la souveraineté nationale
    Discours à l’Europe
    Omri Boehm, Vienne, 7/5/2024
  • “Nous devons protéger les Palestiniens au nom d’un avenir commun” : Omri Boehm, philosophe israélo-allemand
    Netta Ahituv, Haaretz, 14/12/2024


05/04/2025

OFER ADERET
La participation du philosophe israélo-allemand Omri Boehm à la commémoration de la libération du camp de concentration de Buchenwald annulée sous la pression d’Israël

Ofer Aderet, Haaretz, 4/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le mémorial de Buchenwald et Mittelbau-Dora avait invité Boehm pour ses réflexions éthiques sur les droits humains universels et les crimes nazis. L’ambassade d’Israël a déclaré que Boehm « dilue la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles »

Le philosophe Omri Boehm, en 2022. Photo Emil Salman

Sous la pression du gouvernement israélien, un discours du philosophe israélo-allemand Omri Boehm lors de la célébration [prévue le dimanche 6 avril à Weimar] du 80e anniversaire de la libération du camp de concentration de Buchenwald en Allemagne a été annulé. 

Dans une déclaration publiée sur X, l’ambassade d’Israël en Allemagne a qualifié la décision d’inviter Boehm à l’événement d’« insulte flagrante » à la mémoire des victimes de l’Holocauste. Elle a justifié sa décision en invoquant sa comparaison de l’Holocauste avec la Nakba palestinienne et sa description de Yad Vashem comme « un instrument de manipulation politique ».

Boehm a confirmé à Haaretz que sa participation à la cérémonie avait été annulée. Il a déclaré que lui-même et le site commémoratif avaient tenté d’éviter un scandale et avaient l’intention de coopérer à l’avenir.

L’ambassade d’Israël a déclaré que « sous couvert de science, Boehm tente de diluer la mémoire de l’Holocauste avec son discours sur les valeurs universelles, le privant ainsi de sa signification historique et morale ». 

« L’histoire n’est pas un débat abstrait et l’Holocauste n’est pas un terrain de jeu intellectuel », a ajouté l’ambassade. 


Omri Boehm prononçant son “discours à l’Europe”, intitulé “Les ombres de l’histoire, les spectres du présent : la guerre au Moyen-Orient et le défi de l’Europe”  sur la Judenplatz de Vienne, le 7 mai dernier. Photo Wiener Festwochen GesmbH / APA-Fotoservice / Tanzer

Le mémorial de Buchenwald (Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und Mittelbau-Dora) a déclaré dans un communiqué [lire ci-dessous] que Boehm - petit-fils d’une survivante de l’Holocauste - avait été invité à l’événement en raison de sa capacité à tenir « des réflexions éthiques et de valeur sur le lien entre l’histoire et la mémoire, en particulier en ce qui concerne la valeur des droits humains universels et leur importance par rapport aux crimes des nazis ».

Le directeur du mémorial de Buchenwald, Jens Christian Wagner, a déclaré aux médias que l’invitation de Boehm « a entraîné un conflit avec des représentants du gouvernement israélien, qui a également impliqué les survivants des camps. Afin de protéger les survivants et dans le but d’assurer un événement commémoratif pour le camp de concentration - où l’accent n’est pas mis sur un débat initié de l’extérieur, mais sur les survivants - nous avons décidé, après discussion avec Boehm, de reporter son discours à une date ultérieure.

Le gouvernement allemand a répondu vendredi que les anciens camps de concentration nazis sont libres de choisir qui ils invitent à leurs cérémonies.


Buchenwald


À propos du report du discours d’Omri Boehm à l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora

Communiqué du Prof. Dr. Jens-Christian Wagner, directeur de la Fondation des mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, 1/4/2025 

«Le professeur Omri Boehm est un philosophe germano-israélien de renommée internationale. Il est le petit-fils d’une survivante de l’Holocauste. Nous l’avons invité à prendre la parole lors du 80e anniversaire de la libération de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, car nous attendions de lui qu’il nous fasse part de réflexions éthiques de haut niveau sur la relation entre l’histoire et la mémoire, en particulier sur la valeur des droits de l’homme universels et leur importance au regard des crimes nazis.

À notre grand regret, l’invitation d’Omri Boehm a provoqué un conflit avec des représentants du gouvernement israélien, dans lequel les survivants des camps ont malheureusement été entraînés. Cela risquait de peser sur le 80e anniversaire de la libération. Pire encore : les survivants, souvent blessés dans leur âme, risquaient d’être instrumentalisés et entraînés encore plus loin dans ce conflit.

Afin de protéger les survivants et dans le but d’assurer une cérémonie commémorative en souvenir des camps de concentration de Buchenwald et de Mittelbau-Dora, qui ne soit pas centrée sur un débat initié de l’extérieur, mais sur les survivants, nous avons décidé dans cette situation - après une conversation de confiance avec Omri Boehm - de reporter son discours à une date ultérieure.

« Comprendre l’histoire, apprendre pour l’avenir », telle est la devise de notre travail. Omri Boehm donne des impulsions importantes à cet égard grâce à ses travaux scientifiques de renommée internationale et récompensés à plusieurs reprises. En tant que lauréat du Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne, Omri Boehm est un important bâtisseur de ponts au niveau international.

Lire La peinture à Dora, par François Le Lionnais, cofondateur de l’Oulipo avec Raymond Queneau, 1946. Ce texte sera lu à la cérémonie du 6 avril.


04/04/2025

HELYEH DOUTAGHI
Déclarations sur ma suspension puis mon licenciement par l’Université Yale

Ci-dessous, traduites par Tlaxcala, deux déclarations de Helyeh Doutaghi suite à sa suspension (4 mars) puis son licenciement (28 mars) par l’Université Yale. Son crime : le soutien à la résistance du peuple palestinien, étiqueté comme “terrorisme” par des sionistes anonymes recourant à l’intelligence artificielle.

Suspendue pour un discours en faveur de la Palestine : ma déclaration sur l’adhésion de la faculté de droit de Yale aux calomnies générées par l’IA

Helyeh Doutaghi, 13/3/2025 

Je m’appelle Helyeh Doutaghi. Je suis spécialiste du droit international et de l’économie géopolitique. Mes recherches portent sur les approches du droit international par le tiers monde (TWAIL), les critiques postcoloniales du droit et l’économie politique mondiale des sanctions. J’ai particulièrement examiné les mécanismes et les conséquences de la guerre économique contre l’Iran, ainsi que les formes de connaissances produites dans le cadre du droit international humanitaire (DIH) afin d’obscurcir les opérations militaires usaméricaines et de les soustraire à l’obligation de rendre des comptes. Le 1er octobre 2023, j’ai été nommée directrice adjointe du projet Droit et économie politique (LPE) et j’ai rejoint l’équipe. J’occupais également le poste de chercheuse associée à la Yale Law School (YLS), un poste de professeure non permanente sans responsabilités d’enseignement.

Le matin du 3 mars, j’ai été informée d’un rapport en ligne me concernant. Une obscure plateforme sioniste de droite alimentée par l’IA et appelée “Jewish Onliner” a publié un rapport m’accusant à tort d’être une “terroriste”. Plutôt que de me défendre, la faculté de droit de Yale a décidé, moins de 24 heures après avoir pris connaissance du rapport, de me mettre en congé.

L’administration ne m’a donné que quelques heures de préavis pour assister à un interrogatoire basé sur des allégations d’extrême droite générées par l’IA à mon encontre, tout en subissant un flot de harcèlement en ligne, de menaces de mort et d’abus de la part de trolls sionistes, ce qui a exacerbé une détresse et des complications sans précédent au travail et à la maison. J’ai enduré tout cela alors que je jeûnais, et ma demande d’aménagements religieux pour le Ramadan a été rejetée. Quelques heures plus tard, l’YLS m’a mis en congé, m’a retiré mon accès aux technologies de l’information - y compris mon courrier électronique - et m’a interdit de quitter le campus. Je n’ai bénéficié d’aucune procédure régulière ni d’aucun délai raisonnable pour consulter mon avocat.

Plutôt que d’enquêter d’abord sur la source de ces allégations, la « meilleure école de droit » du pays les a prises pour argent comptant et a transféré la charge de la preuve de l’accusateur à l’accusée, me considérant, prima facie, comme coupable jusqu’à preuve du contraire. Que les avocats de la faculté de droit de Yale se soient sciemment appuyés sur des allégations fabriquées par  l’IA ou aient simplement choisi l’ignorance volontaire reste sans réponse.

Pour mener l’interrogatoire, la faculté de droit de Yale a retenu les services de David Ring du cabinet d’avocats Wiggin and Dana - un avocat dont le profil public mentionne “Israël” comme un “service” qu’il fournit et dont le portfolio se targue de conseiller “les plus grandes entreprises aérospatiales et de défense du monde”. Nommé à deux reprises par le département d’État usaméricain en tant que Special Compliance Officer [agent spécial de conformité], sa carrière est profondément ancrée dans les industries qui soutiennent le génocide et les crimes de guerre en Palestine. Lorsque j’ai fait part de mes inquiétudes concernant le conflit d’intérêts potentiel posé par sa participation à ce processus, l’YLS les a rejetées, déclarant qu’il n’y avait “aucune inquiétude quant à sa capacité à mener un entretien équitable”. Il est répréhensible que l’YLS nomme un avocat qui profite de la machinerie de la mort palestinienne pour “interviewer” une employée à propos de ses positions publiques contre le génocide et en faveur de la Palestine.

Yale a fait preuve de mauvaise foi tout au long de ce "processus". Cela s’est manifesté par l’insistance de l’administration sur un interrogatoire immédiat avec un délai déraisonnable, par le type d’avocat engagé pour m’“interviewer”, par le fait que cet avocat externe a refusé de répondre aux questions sur les protections procédurales, et par le refus de ma demande d’un bref accommodement religieux. La préoccupation singulière de l’YLS de maintenir l’approbation des bailleurs de fonds sionistes qui financent leur complicité dans le génocide a conduit l’organisation à me faire subir un interrogatoire dont j’avais toutes les raisons de penser qu’il était conçu non pas pour découvrir la vérité, mais pour justifier un résultat prédéterminé. Pour plus de détails, voir la note de mon avocat à la fin de cette déclaration.

Ce qui est clair, c’est que les actions de l’Université Yale constituent un acte flagrant de représailles contre la solidarité palestinienne - une violation de mes droits constitutionnels, de ma liberté d’expression, de ma liberté académique et de mes droits fondamentaux à une procédure régulière. Je suis prise pour cible pour une seule raison : pour avoir dit la vérité sur le génocide du peuple palestinien dont l’université Yale est complice.

L’Endowment Justice Coalition (EJC) a exposé les liens financiers étroits de Yale avec les fabricants d’armes, sur la base de déclarations fiscales accessibles au public. Parmi les gestionnaires d’actifs de l’université figurent JLL Partners, lié à General Dynamics et Lockheed Martin, et Farallon Capital, qui investit dans HowMet Aerospace, une société qui produit des composants clés pour les avions de chasse usaméricains F-35 utilisés par Israël pour commettre un génocide.

En tant qu’universitaire du mouvement qui s’oppose sans équivoque à l’impérialisme et au génocide usaméricano-sioniste, ma présence - en particulier en tant que musulmane iranienne dans une université d’élite qui est profondément impliquée dans les structures matérielles et idéologiques du génocide - est intolérable pour les forces du fascisme qui dirigent ce pays.

Les attaques contre moi, y compris les diffamations amplifiées par des trolls fascistes, sont emblématiques d’une politique officielle plus large de ce régime autoritaire visant à utiliser l’IA pour cibler les étudiants, les professeurs et les organisateurs qui osent s’élever contre le génocide, la famine systémique et le nettoyage ethnique des Palestiniens. Cette répression, désormais formalisée dans le cadre du programme de l’initiative “Catch and Revoke” [Attraper et révoquer] marque une dangereuse escalade dans la répression étatique, explicitement conçue pour favoriser une atmosphère de peur sur les campus universitaires. Tous les défenseurs de la liberté d’expression devraient être profondément préoccupés par le fait que ces mots infâmes, « Êtes-vous ou avez-vous déjà été membre de... », redeviennent un refrain courant. Nous entrons dans l’ère du maccarthysme sioniste, une époque où la dissidence est invariablement réprimée, où des carrières sont détruites pour avoir dit la vérité et où le simple fait d’être solidaire de la libération de la Palestine est considéré comme un crime. Tout comme le maccarthysme cherchait à écraser la résistance anti-impérialiste par la peur et la répression, cette nouvelle itération vise à réduire au silence, à intimider et à purger ceux qui contestent le colonialisme sioniste et l’impérialisme usaméricain.

Il ne s’agit pas d’une démonstration de force ; c’est le dernier refuge d’un ordre qui s’effondre - un empire en déclin, qui recourt à la répression brutale pour étouffer et écraser ceux qui exposent son hégémonie en train de s’effilocher.

La connaissance doit être au service des opprimés. Si ce que nous apprenons et enseignons ne nous oblige pas et ne nous donne pas les moyens d’utiliser nos plumes et nos voix pour remettre en cause les systèmes d’oppression, alors c’est un exercice intellectuel dénué de sens. Les institutions universitaires occidentales cultivent une classe lâche de collaborateurs intellectuels qui écrivent des articles critiques sur l’oppression mais la maintiennent par leur silence lorsque leurs privilèges sont menacés. La complicité de l’université de Columbia dans la dernière vague de répression contre ses étudiants en est un exemple.

C’est ainsi que le fascisme gagne : non seulement par la force brute, mais aussi en restant réactif face à l’oppression, et grâce à la complicité de ceux qui prétendent défendre la justice mais choisissent de rester silencieux lorsque le fascisme frappe. Les 17 derniers mois ont prouvé que de nombreux membres de la “gauche” occidentale ne sont pas disposés à faire les sacrifices nécessaires pour mettre fin au génocide. Dans le monde universitaire et à l’extérieur, ils profitent - à titre personnel et professionnel - des structures mêmes du génocide et de l’impérialisme auxquelles ils prétendent s’opposer. Leur confort est acheté aux dépens des opprimés. La gauche occidentale est aujourd’hui confrontée à un choix clair : soit elle relève le défi de lutter contre la vague de répression, soit elle continue à garder le silence au service du génocide.

Mais je ne me tairai pas. Je suis fière d’avoir utilisé ma voix et ma plume pour soutenir la lutte pour la libération de la Palestine. Ils peuvent me dépouiller de mes droits et privilèges, mais mon engagement en faveur d’une Palestine libre et du démantèlement complet de l’impérialisme usaméricain dans le monde ne dépend pas d’une reconnaissance institutionnelle ou d’une stabilité matérielle. Il est enraciné dans la lutte collective des opprimés mais puissants, dans les luttes anticoloniales en cours dans notre région, et dans la certitude que la libération viendra - non pas grâce à la bienveillance de l’empire sous l’égide des partis “démocrate” ou “républicain” qui sont unis dans le génocide de notre peuple, mais par sa défaite politique.

Vivre sous une dictature fasciste aux USA peut sembler étouffant, créant l’illusion que nous sommes isolés et en infériorité numérique. Mais la réalité est tout autre : nous sommes aux côtés de la grande majorité du monde, de la Palestine au Liban, en passant par l’Iran, le Yémen, le Venezuela, Cuba, le Nicaragua et bien d’autres encore. Notre lutte est celle des opprimés mais puissants, des damnés de la Terre.

La campagne incessante visant à écraser la solidarité palestinienne par des arrestations massives, l’intimidation, le harcèlement et la censure a échoué. Cet échec est la raison pour laquelle l’État se tourne maintenant vers la force brute, comme en témoigne la dernière escalade à Columbia, où des manifestants ont été brutalement battus et où Mahmoud Khalil, étudiant à Columbia - aujourd’hui prisonnier politique - a été enlevé de force par l’État en collaboration avec l’université. Je suis entièrement solidaire de Mahmoud Khalil. Il s’agit d’une violation flagrante des droits constitutionnels les plus élémentaires, qui marque une nouvelle étape dans la descente des USA vers une tyrannie sans foi ni loi.

Le régime colonial israélien traverse une crise profonde. La défaite de sa machine de propagande - si vitale pour sa survie - a été accélérée par sa défaite sur le terrain à Gaza. L’empire ne peut se maintenir sans soutien intellectuel et institutionnel, et par conséquent, la suppression dont j’ai fait l’objet, comme beaucoup d’autres dans le monde universitaire usaméricain et au-delà, n’est pas fortuite, elle est structurelle. Le gouvernement usaméricain, reconfiguré en un appareil de sécurité fasciste, ne se contente pas de réprimer la contestation - il se prépare à la guerre, à l’étranger comme à l’intérieur du pays. Les institutions d’élite et les universités, chargées de reproduire ce système et de former la prochaine génération à le défendre et à le maintenir, se sont transformées en mécanismes de surveillance, veillant à ce que les voix de la résistance soient éradiquées pour permettre les atrocités commises à l’étranger. Mais l’université n’est pas seulement un lieu de répression, c’est un lieu de lutte. Nous devons le reconnaître comme tel et nous dresser pour reprendre le pouvoir sur ces institutions ou, le cas échéant, les démanteler et les perturber. Le temps de la critique passive est révolu depuis longtemps ; nous devons agir collectivement pour exposer, contester et résister au rôle des universités occidentales dans le maintien de l’empire et du génocide.

Appel à l’action

La faculté de droit de Yale doit rendre des comptes. J’appelle à un boycott immédiat et effectif de la faculté de droit de Yale et à une demande collective de divulgation complète et de désinvestissement de Yale dans le domaine du génocide. En outre, Yale doit prendre des mesures concrètes et efficaces pour réparer le préjudice qu’elle m’a infligé, être tenue responsable des dommages qu’elle a causés et faire une déclaration publique pour rétablir ma réputation.

Pas un seul professeur de Yale ne s’est levé pour s’opposer publiquement à ce que Yale m’a fait subir jusqu’à présent. Dans tout le pays, les universitaires et les administrateurs d’université - à quelques honorables exceptions près - ont joué un rôle lâche et collaboratif en facilitant l’attaque contre les droits démocratiques. Ceux qui sont trop préoccupés par leur salaire et leur carrière pour s’opposer à cette attaque sans précédent contre la liberté d’expression sont complices de leur propre assujettissement et de l’érosion de la force collective de la communauté. J’appelle chaque professeur, universitaire, chercheur, étudiant et membre de la communauté à se lever et à s’exprimer publiquement contre le fait que la faculté de droit de Yale fonctionne comme une extension de l’appareil d’État fasciste.

Je ne me laisserai pas intimider. Je ne reculerai pas. Je reste fidèle à mon engagement en faveur de la libération de nos peuples de l’impérialisme usaméricain, de la justice, de la vérité et de la solidarité indéfectible qui nous lie dans la lutte pour une Palestine libre.

En avant, quoi qu’il en coûte,

Helyeh Doutaghi

Mon avocat, Eric Lee, fait la déclaration suivante :

J’ai été engagé par la Dre Doutaghi en fin de matinée le 4 mars. Vers 14 h 30 cet après-midi-là, j’ai reçu un courriel du bureau de l’avocat général de Yale renvoyant à l’article du “Jewish Onliner” et indiquant que la Dre Doutaghi faisait l’objet d’une enquête à la suite de cet article. J’ai ensuite été contacté par l’avocat externe de Yale qui a insisté pour que la Dre Doutaghi accepte une interview l’après-midi même. J’ai demandé à m’entretenir avec l’avocat externe et nous avons discuté à 16 heures. J’ai demandé quelles procédures seraient mises en place pour l’entretien et j’ai expliqué qu’en raison de réunions déjà planifiées, je ne serais pas en mesure de participer à un entretien l’après-midi même. L’avocat externe m’a demandé d’envoyer un courriel proposant les prochaines étapes, ce que j’ai fait à 17h30, environ une heure après la fin de notre appel téléphonique. Dans ce courriel, j’ai indiqué que nous demandions un bref accommodement religieux en raison du fait que Mme Doutaghi avait jeûné pendant le ramadan tout en subissant un harcèlement et une violence intenses en ligne, et que nous serions mieux préparés à discuter des prochaines étapes le lendemain, après que Mme Doutaghi eut passé une bonne nuit de sommeil. Au moment où j’ai envoyé ce courriel, j’ai reçu un courriel du bureau de l’avocat général de Yale indiquant que la Dre Doutaghi avait été placée en congé administratif pour avoir prétendument omis de répondre à la demande d’entretien.

Après une recherche Google sur “Jewish Onliner”, nous avons appris qu’en janvier 2025, le journal israélien Haaretzavait enquêté sur “Jewish Onliner” et l’avait présenté comme un type de bot généré par l’IA qui diffuse des informations erronées pour contrer les discours pro-palestiniens en ligne. Haaretz a également indiqué que le robot pourrait avoir des liens avec le gouvernement et l’armée israéliens. À la lumière de ces informations, j’ai écrit à Yale le 5 mars pour leur demander (1) s’ils étaient au courant de l’illégitimité de la source, (2) si ce n’était pas le cas, s’ils avaient pris des mesures pour déterminer la légitimité de la source avant de se précipiter pour juger la Dre Doutaghi, et (3) si la précipitation pour forcer la Dre Doutaghi à une interview immédiate avait pour but de nous empêcher d’avoir le temps d’enquêter sur la légitimité de la source. Yale a refusé de répondre à ces questions.

Yale plie le genou devant les efforts de Trump pour supprimer la liberté d’expression, écraser la liberté académique et établir une dictature. Sa réussite dépendra entièrement de la réaction de la population. Nous exhortons tout le monde à se lever et à prendre la défense de la Dre Doutaghi et des principes démocratiques de liberté d’expression et de respect de la légalité qui sont fondamentaux pour nous tous. Nous demandons à nouveau à Yale de réintégrer la Dre Doutaghi, de lui donner accès au campus et à son courrier électronique, et de prendre des mesures publiques pour restaurer sa crédibilité et sa réputation.


 

Ma déclaration sur mon licenciement par la faculté de droit de Yale et le projet “Droit et économie politique” (Law and Political Economy Project, LEP)

1er avril 2025

Le vendredi 28 mars, jour d’Al-Quds, quelques jours avant que nous, musulmans, ne célébrions notre deuxième Aïd à l’ombre d’un génocide continu contre nos familles en Palestine, la faculté de droit de Yale (YLS) m’a licenciée pour avoir dénoncé la barbarie sioniste en Palestine. Cet acte s’inscrit dans le cadre d’une répression violente et plus large à l’encontre des étudiants et des universitaires à travers le pays, dont beaucoup occupent des postes précaires.  Ce à quoi nous assistons dans des institutions comme Yale, Cornell, Columbia et Harvard, c’est à la normalisation d’une gouvernance fasciste.  De l’enlèvement d’étudiants et de chercheurs pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression à la criminalisation, à l’exécution, à la suspension et au bâillon institutionnel qui sont maintenant monnaie courante sur les campus, les universités sont devenues des collaboratrices actives dans la réduction au silence de la dissidence et la criminalisation de la résistance. Fonctionnant comme des sites efficaces de surveillance et d’oppression, ces institutions - en collaboration avec l’appareil répressif de l’État - établissent de nouveaux et dangereux précédents pour les règles d’engagement dans tout le pays.

Yale affirme m’avoir donné de multiples occasions au cours des trois dernières semaines de répondre à ses “préoccupations” - des préoccupations qui sont apparues après que l’YLS a été publiquement exposée pour avoir agi sur la base d’un rapport généré par l’IA à mon encontre. Bien que j’aie déclaré à plusieurs reprises que j’étais disposée à répondre par écrit aux questions d’YLS, j’ai maintenu ma position selon laquelle je ne coopérerai pas avec les forces sionistes qui représentent et défendent les intérêts des génocidaires. Je ne légitimerai pas un processus mené par des acteurs sionistes qui défendent les intérêts d’un régime dont la politique consiste à tuer des enfants. Pour cette raison, l’YLS a jugé “inappropriées” mes graves préoccupations concernant l’implication d’un conseiller externe ayant des liens publics avec Israël et les fabricants d’armes.

Ils ont tenté de me faire taire, en vain. Plus d’un millier de professeurs, d’avocats, d’universitaires, d’étudiants et d’organisateurs se sont levés en signe de solidarité, condamnant la capitulation de Yale face à la répression sioniste et sa complicité avec les et sa complicité dans la chasse aux sorcières sioniste-maccarthyste dont je fais l’objet. (lire et signer la lettre de soutien)

Dans la lettre mettant fin à ma nomination, l’YLS prétend avoir vérifié de manière indépendante mon affiliation à Samidoun, le réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens. Je rejette catégoriquement la criminalisation de l’organisation politique face à la répression, y compris celle dirigée contre Samidoun. Pourtant, même selon ses propres critères illégitimes, l’YLS n’a pas réussi à établir le seuil de preuve le plus élémentaire. L’article qu’elle cite pour insinuer mon affiliation à Samidoun date de 2022, soit plus de deux ans avant que l’organisation ne soit inscrite sur la liste des entités terroristes au Canada. À cette époque, Samidoun était en fait une organisation à but non lucratif légalement enregistrée au Canada.

Ni l’YLS ni aucun rapport sioniste (ou les deux !) n’ont présenté la moindre preuve démontrant un lien ou un acte illégal de ma part. J’ai été licenciée sur la base d’allégations non prouvées, en l’absence de toute procédure régulière ou d’allégation fondée. Pour un compte rendu complet des faits relatifs à mon engagement avec Yale, et pour corriger leurs fausses affirmations, veuillez vous référer à la déclaration publiée par mon avocat, M. Eric Lee, ci-dessus.

Cela crée un précédent qui fait froid dans le dos. Si une pipistrelle artificielle ou n’importe qui accuse un professeur ou un étudiant de Yale d’avoir commis un acte répréhensible, cela peut désormais suffire à mettre un terme à sa carrière. Tel est l’état de l’académie juridique usaméricaine aujourd’hui : le respect des procédures et l’État de droit sont enseignés dans les salles de classe, mais abandonnés dans la pratique.

Il est profondément ironique qu’en tant qu’universitaire dont le travail interroge les architectures juridiques des régimes de sanctions, j’aie été licenciée de mon poste à la faculté de droit de Yale et du projet LPE sur la base d’allégations d’affiliation à une organisation sanctionnée. Depuis plus d’une demi-décennie, mes recherches portent sur la manière dont les régimes de sanctions, y compris ceux qui sont présentés comme des mesures antiterroristes, fonctionnent comme un outil de gouvernance impériale. Ces mécanismes, conçus pour discipliner et contenir les soi-disant “États voyous” comme l’Iran qui défient l’impérialisme américain, ont longtemps permis l’expropriation d’actifs et l’inscription d’individus sur des listes noires par le biais de procédures secrètes sans procès en bonne et due forme, ainsi que la négation de la souveraineté. Ce qui se passe actuellement aux USA est l’effet boomerang de ces régimes de sanctions.

Les technologies juridiques développées pour gérer et punir les acteurs du Sud qui contestent l’oppression et la domination occidentales sont de plus en plus redéployées vers l’intérieur, en tournant leur regard vers les universitaires, les activistes, les organisations et les mouvements qui critiquent les régimes usaméricain ou israélien.  Des mécanismes tels que la liste SIGN, qui s’est développée après le 11 septembre 2001 dans le cadre d’un appareil de sécurité mondial visant à contrôler les menaces perçues par les USA à l’étranger, élargissent aujourd’hui leur cible et criminalisent les activités de plaidoyer en faveur de la Palestine, tout en supprimant les dissensions internes. Sous couvert de conformité et de sécurité nationale, ces outils sont utilisés pour priver les individus de leurs droits sans procédure régulière. Dans mon cas, aucune preuve n’a été présentée, aucune audience n’a été accordée, seule l’invocation d’un rapport généré par IA a suffi à mettre fin à mon emploi à la faculté de droit de Yale et au projet LPE. Il ne s’agit pas d’une erreur d’appréciation institutionnelle, mais de la manifestation d’un ordre juridique impérial qui érode les protections des accusés, rend les États et les peuples hors la loi et définit la dissidence comme une menace. Les sanctions servent donc à légitimer et à étendre la violence, au-delà des frontières et maintenant dans les universités usaméricaines.  Ce qui était à l’origine un instrument de domination à l’étranger est devenu un outil de contrôle autoritaire à l’intérieur du pays.  Dans ce changement, l’architecture de l’impérialisme capitaliste révèle son visage intérieur : l’autoritarisme fasciste, qui s’appuie de plus en plus sur la répression, la surveillance et la criminalisation de la résistance. Nous sommes à un moment charnière de l’histoire et du déclin de l’empire usaméricain. Le régime usaméricain coordonne la répression violente sur le front intérieur avec une escalade de la guerre sur le front extérieur. Sur de multiples fronts, y compris le génocide en cours en Palestine par le fondé de pouvoir terroriste sioniste des USA dans notre région, le bombardement sauvage du Yémen, le nettoyage ethnique en Syrie par des chargés de mission usaméricains, les assauts israéliens contre le Liban et les menaces quotidiennes contre l’Iran dans le discours officiel et la propagande médiatique, les USA conduisent activement le monde vers une guerre plus large en Asie occidentale. 

Pour maintenir l’illusion de la stabilité intérieure, les mécanismes du pouvoir autoritaire doivent supprimer la dissidence, en ciblant toute personne qui s’oppose à ces politiques afin de créer un effet de refroidissement sur la parole et de faire taire l’opposition. 

Cette suppression de la dissidence vise à maintenir l’impunité des USA et des sionistes face à la résistance croissante à leur impérialisme génocidaire en Asie occidentale et au-delà. Le gouvernement usaméricain tente d’empêcher l’inévitable. Mais rien n’arrêtera la chute de l’empire usaméricain, et rien n’empêchera l’histoire de se souvenir qu’il s’agit de l’un des empires les plus brutaux que le monde ait jamais connu.

Ce à quoi nous assistons aux USA, ce n’est pas l’échec de la démocratie, c’est la démocratie libérale occidentale en soi. Un système construit pour servir la propriété capitaliste. Un système né dans le génocide et l’esclavage, dont l’objectif a toujours été, en premier et dernier lieu, la “liberté” des classes possédantes d’accumuler des richesses par la négation de la liberté et de la souveraineté des colonisés. Face aux défis sans précédent lancés à l’impérialisme capitaliste occidental par le monde majoritaire, ce système a de nouveau montré sa véritable essence, une fois pour toutes, en retournant à ses racines génocidaires.


03/04/2025

GIDEON LEVY
Il y a 30 ans, le massacre de Qana a ébranlé Israël ; aujourd’hui, ce ne serait qu’une goutte d’eau de plus dans l’océan

Gideon Levy, Haaretz, 3/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

NdT : la traduction en anglais par Haaretz de l’article original en hébreu confond Qana au Liban et Kfar Kana/Kafr Qana en territoire israélien. Nous avons rectifié cette erreur.

Quelle naïveté et quelle sensibilité ! Le 18 avril 1996 - il y a 29 ans - une batterie d’artillerie israélienne a fourni un tir de couverture pour sortir le commando Maglan, dirigé par le major Naftali Bennett, d’une embuscade dans le village de Qana, au sud du Liban. Quatre obus frappent un camp de réfugiés des Nations unies, tuant 106 civils, dont de nombreux enfants.

Qana, par Moustafa Haidar, 1996

Le porte-parole des Forces de défense israéliennes a tenté de mentir et de brouiller les pistes, comme d’habitude ; le Premier ministre Shimon Peres a déclaré que nous étions “très désolés” mais que nous “ne nous excusons pas”, et le monde s’est déchaîné. Quelques jours plus tard, Israël a été contraint de mettre fin à l’opération “Raisins de la colère”, une autre des opérations militaires insensées entreprises au Liban au cours de ces années-là. Un mois plus tard, Benjamin Netanyahou était élu pour la première fois au poste de premier ministre, en partie grâce à Qana. Comme nous étions naïfs à l’époque, et sensibles.

Chadia Bitar proteste contre la visite de Shimon Peres en 2003 à Dearborn, Michigan, pour recevoir le prix John P. Wallach Peacemaker Award. Les deux jeunes fils de Chadia Bitar (Hadi, 8 ans, et Abdul-Mohsen, 9 ans) faisaient partie des 106 civils tués par les bombes israéliennes à Qana, au Liban, en avril 1996. Photo Rebecca Cook Reuters/Newscom

Qana est devenu le modèle du cauchemar israélien dans chaque guerre : un incident au cours duquel des dizaines de civils sont tués, forçant Israël à mettre fin à la guerre : tout sauf cela. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, Israël peut massacrer à sa guise, sans craindre un nouveau Qana. 

Au cours des deux dernières semaines Israël a commis un “Qana” presque tous les jours dans la bande de Gaza, et personne ne demande que ça  s’arrête. Le cauchemar de Qana s’est évaporé. Il n’est plus nécessaire de veiller à ne pas tuer des dizaines de civils innocents. Tout le monde s’en moque. Le porte-parole de Tsahal n’a plus besoin de mentir, le premier ministre n’a plus besoin de s’excuser. Le monde et la conscience d’Israël ont fondu.

Si l’horrible bain de sang de dimanche, dans la phase actuelle de la guerre de Gaza, n’arrête pas Israël, si le l’assassinat d’une équipe médicale à Rafah ne l’arrête pas, qu’est-ce qui pourrait l’arrêter ? Rien. Israël peut commettre autant de massacres qu’il le souhaite. Et apparemment, il en voudrait beaucoup.

Dans la première frappe de la nouvelle guerre à Gaza, Israël a tué 436 civils, dont 183 enfants et 94 femmes. Qana, quatre fois plus, et encore plus. 

Qana 2, par Moustafa Haidar, 1996

L’article choquant paru dans le Haaretz de vendredi de Nir Hasson et Hanin Majadli, a montré les visages et rapporté les histoires. Elles ont fait froid dans le dos. Cette semaine, les détails d’un autre massacre horrible, peut-être le plus barbare de tous jusqu’à présent, ont été publiés : le massacre d’équipes d’intervention d’urgence dans le quartier Tel al-Sultan de Rafah. Quinze corps, dont un avec les jambes ligotées et un autre transpercé de 20 balles, ont été retrouvés enterrés dans le sable, les uns sur les autres, avec leurs ambulances et leurs camions de pompiers.

Selon des témoins oculaires, au moins quelques-uns d’entre eux ont été exécutés. Tous étaient des secouristes qui tentaient d’atteindre des personnes blessées lors de frappes aériennes israéliennes. En temps normal, le rapport de Hasson, Jack Khoury et Liza Rozovsky(Haaretz, mardi), aurait suffi à faire cesser la guerre. Qana fait pâle figure en comparaison avec ce niveau de barbarie. Dans le premier cas, on pourrait croire qu’Israël a tué par inadvertance des dizaines d’innocents ; à Tel al-Sultan, il était clair qu’il y avait une intention malveillante et criminelle de le faire.

Ce qui s’est passé à Tel al-Sultan est un massacre de My Lai israélien. Mais alors que My Lai a marqué un changement radical dans l’opinion publique usaméricaine contre la guerre du Viêt Nam, Tel al-Sultan n’a pas intéressé la plupart des médias israéliens. L’USAmérique de l’époque, militariste et soumise à un lavage de cerveau, était en émoi ; l’Israël d’aujourd’hui a fermé les yeux sur Tel al-Sultan. 

Non seulement ces massacres n’ont pas provoqué de changement dans l’opinion publique ni entraîné l’arrêt de la guerre, mais ils semblent encourager d’autres massacres. Mardi, l’armée israélienne a bombardé une clinique de l’UNRWA dans le camp de Jabalya, tuant 19 personnes, dont des enfants. C’est le genre de massacre que l’on laisse se reproduire. Qui aurait pu imaginer que nous pourrions un jour nous remémorer avec tendresse l’époque de Qana, de l’opération “Raisins de la colère” ou du gouvernement Peres ? Et pourtant, nous en sommes là.


02/04/2025

Le collectif “Nous vivrons” recourt à l’usage de faux pour exiger que l’antisionisme soit criminalisé au nom de la lutte contre l’antisémitisme
L’histoire d’une lettre de Martin Luther King Jr. forgée de toutes pièces

Le 21 mars 2025 à 11 h., le quotidien Le Monde publie la tribune suivante

Pour que l’antisionisme ne serve plus de prétexte à l’antisémitisme !

À l’initiative du collectif Nous vivrons, un collectif de plus de 200 personnalités, parmi lesquelles Elisabeth Badinder, Aurore Bergé et François Hollande, souligne, dans une tribune au « Monde », la montée d’un antisionisme qui cache un antisémitisme actif.

« Sionistes, fascistes, c’est vous les terroristes ! », c’est ce que l’on entend depuis des mois dans toutes les manifestations dites « propalestiniennes ». L’antisionisme est à la mode. Le déroulé est simple : le sionisme est un colonialisme qu’il faut éliminer. Cette simplification de l’histoire ne dit rien de l’histoire du peuple juif, d’une émancipation qui arrive trop tard, des pogroms qui tuent, d’une Shoah qui extermine. Inscrire le sionisme sur le terrain décolonial est un biais historique permettant de se considérer du « bon côté de l’histoire ». Cela parle de tout, sauf du projet sioniste visant à l’autodétermination et à l’émancipation du peuple juif.

Partant de cette lecture, tout y passe : l’anti-impérialisme, l’antifascisme, l’anticapitalisme. Et, surtout, beaucoup de complotisme, mais sans jamais se revendiquer de l’antisémitisme. Comme le disait, dans les années 1970, le philosophe Vladimir Jankélévitch [1903-1985], « l’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort ». Nous en sommes là.

Depuis le 8 octobre 2023, nous assistons à un relativisme des massacres du 7 octobre 2023 et à une condamnation du sionisme. En résumé, si les juifs n’étaient pas là, tout cela ne serait pas arrivé. C’est ainsi que le « sale sioniste » a remplacé le « sale juif ». On ne s’attaque plus au peuple « déicide » mais au peuple « génocidaire ».

On ne reproche plus aux juifs de vouloir contrôler le monde mais aux sionistes de vouloir contrôler les terres. Ces terres qui font la taille de la Bretagne et qui rassemblent plus de la moitié des juifs du monde dans le seul Etat juif de la planète. « Si vous le voulez, ce ne sera plus un rêve », disait Theodor Herzl [1860-1904], père du sionisme moderne, à la fin du XIXe siècle. Le sionisme, c’est un idéal d’émancipation, un ancrage durable, un barrage à la haine, un rempart à l’extermination. Le sionisme, c’est ce qui devait permettre aux juifs de décider de l’avenir de leurs enfants.

Selon une étude de l’IFOP publiée le 3 mars, le sionisme vaut à ces enfants juifs que 37 % de leurs camarades d’école « refusent de nouer certaines relations amicales ou sentimentales avec eux en raison de leur soutien à Israël ». La mécanique est rodée. Les juifs sont des sionistes, les sionistes sont des fascistes, les fascistes sont des génocidaires.

Tout juif soutenant le sionisme devient coupable, tout juif attaché à Israël est condamné. L’antisionisme essentialise. L’antisionisme déshumanise. L’antisionisme assigne les juifs de la diaspora à prendre position sur la politique du gouvernement israélien. A quel titre ? Sachant, par ailleurs, que seuls les juifs antisionistes auraient le droit au soutien des nouveaux antiracistes. Les autres sont non seulement responsables des violences dont ils font l’objet, mais ils en sont comptables. Parce qu’ils sont du « mauvais côté de l’histoire ».

L’antisionisme est du révisionnisme. Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale de l’ONU vote la résolution 181 visant à la création d’un Etat juif. Le 14 mai 1948, David Ben Gourion [1886-1973] proclame l’indépendance de l’Etat d’Israël. Quatre-vingts ans après, du parvis de Columbia à celui de Sciences Po, des réseaux sociaux à l’Assemblée nationale, la légitimité de l’Etat d’Israël est non seulement remise en cause mais de nouveaux plans de partage sont suggérés. Sans consulter les concernés. On parle d’un foyer binational dans le meilleur des cas. Plus souvent d’une Palestine « from the river to the sea » (« de la rivière à la mer »), rayant le foyer juif de la carte. Pourquoi une cause en effacerait-elle une autre ? Nous sommes pour la coexistence de deux Etats démocratiques. Ni antisionisme ni suprémacisme, nous reconnaissons les mêmes droits à tous les peuples.

Le 7-Octobre a bouleversé nos certitudes. Il a changé la vie des Français juifs : 57 % des actes racistes touchent 0,6 % de la population française. On ne doit plus pouvoir être antisémite impunément. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, un tiers des actes antisémites recensés en 2024 étaient motivés par la cause palestinienne. Pour que l’antisionisme ne serve plus de prétexte à l’antisémitisme, c’est à la République de protéger les juifs en intégrant dans sa loi l’antisionisme comme nouvelle forme d’antisémitisme. Il ne s’agit pas ici de museler la critique légitime de la politique d’un gouvernement israélien auquel le sionisme survivra, mais de condamner l’antisionisme qui frappe, l’antisionisme qui viole, l’antisionisme qui discrimine, l’antisionisme qui humilie.

C’est, comme l’écrivait Martin Luther King [1929-1968] dans sa lettre à un ami antisioniste, en 1967, cet « antisionisme qui est de la discrimination envers les juifs parce qu’ils sont juifs. En un mot, c’est de l’antisémitisme » qui ne doit plus être toléré et qui doit être puni par la loi. Avant que les antisémites ne fassent la loi, parce que la République ne leur appartient pas.

Premiers signataires : Sarah Aizenman, présidente du collectif Nous vivrons ; Yonathan Arfi, président du Conseil représentatif des institutions juives de France ; Gabriel Attal, ancien premier ministre ; Elisabeth Badinter, philosophe ; Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations ; Bernard Cazeneuve, ancien premier ministre ; Michaël Delafosse, maire (Parti socialiste) de Montpellier ; Christian Estrosi, maire (Horizons) de Nice ; Jérôme Guedj, député (PS) ; Benjamin Haddad, ministre délégué chargé de l’Europe ; Anne Hidalgo, maire (PS) de Paris ; François Hollande, ancien président de la République ; David Lisnard, maire (Les Républicains) de Cannes ; Mathias Ott, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT ; Astrid Panosyan-Bouvet, ministre chargée du travail et de l’emploi ; Laurence Rossignol, sénatrice (PS) ; Anne Sinclair, journaliste ; Mario Stasi, président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme ; Manuel Valls, ministre d’Etat, ministre des outre-mer ; Caroline Yadan, députée (Renaissance). 

Retrouvez ici la liste complète des signataires.

Le 25 mars à 11 h 40, Le Monde ajoute ceci au bas du texte :

Nous sommes donc allés sur le site des initiateurs du texte pour vérifier s’ils avaient eux aussi supprimé le passage en rouge ci-dessus. Le 1er avril, il y figurait toujours et continuera sans doute à y figurer pendant longtemps. Ce « détail » appelle quelques commentaires. Les voici.

La citation attribuée à Martin Luther King Jr., selon laquelle l’antisionisme ne serait qu’antisémitisme, est une pure invention vieille de 26 ans, qui ressurgit régulièrement un peu partout. Plusieurs recherches poussées ont établi de manière indiscutable qu’il s’agit d’un faux pur et simple : King n’a jamais écrit de « Lettre à un ami antisioniste » et n’a même jamais évoqué sous quelque forme que ce soit le sionisme et/ou l’antisionisme. Nous avions publié des textes démontrant cette supercherie il y a 21 ans sur un site ouèbe aujourd’hui disparu. Devant la réapparition de cette Arlésienne sioniste, il nous semble nécessaire de republier ces textes, corrigés et actualisés par nos soins.

« Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! » (slogan zapatiste repris par la jeunesse de Kabylie en 2001 et de Sidi Bouzid en Tunisie en 2010)

Ayman El Hakim, Collectif Qui vivra verra, 2/4/2025

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